SANTÉ MENTALE - Si la crise sanitaire révèle les fractures sociales, économiques ou numériques, elle exacerbe les névroses et failles psychologiques d’individus déjà vulnérables. C’est le cas des troubles du comportement alimentaires ou TCA, en particulier de l’anorexie mentale.
Atteinte de troubles alimentaires depuis l’adolescence, je décrirai ici les effets et dommages collatéraux de l’épidémie de Covid-19 sur une maladie mentale encore mal expliquée.
“Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.”
Entendu “jusqu’à la nausée” au début du confinement d’après Bernard-Henri Levy (cf. Ce virus qui rend fou, Grasset, juin 2020), cette citation de Pascal me renvoie aux heures les plus troubles de mon anorexie. Je subis une première hospitalisation en 2016 au sein d’une unité psychiatrique spécialisée de la région lyonnaise. Pour lutter contre une aggravation de la maladie, je suis placée à l’isolement, coupée de mon milieu familial, affectif, intellectuel. Il s’agit de rompre avec un environnement extérieur jugé toxique pour échapper à la petite mort à laquelle je me destine alors. Vitres condamnées, portes closes, sorties non autorisées si ce n’est à heure fixe, confiscation des livres et téléphones portables. Je perds ma liberté de mouvement et me voici placée sous la tutelle de l’autorité scientifique.
Qu’on les nomme “thérapie par l’isolement” ou “mesures de confinement”, les méthodes sont les mêmes. Les conséquences aussi. Or, comme le rappelle justement Bernard-Henri Lévy à l’attention des “pascaliens du dimanche”, être “en repos dans une chambre” est d’abord une épreuve, une souffrance, associée à la prise de conscience de sa propre finitude. Il en va de même pour le trouble alimentaire, les patientes hospitalisées cherchant dans les compartiments de leurs piluliers un repos éphémère et plastique.
Au commencement était l’incertitude
Les jeunes femmes souffrant d’anorexie mentale connaissent pour la plupart une tolérance très faible à l’incertitude. Or, rien de tel que la versatilité d’une crise sanitaire pour réveiller cette intolérance et l’aggraver jusqu’à la manifestation de nouveaux symptômes. Comme un rempart face à l’incertitude, je m’enferme dès mars 2020 dans une rigidité mentale se traduisant en désordre alimentaire (jeune, restriction, vomissements), mais aussi en pensées obsessionnelles envahissantes qui, à mesure qu’elles affluent, me privent de mon libre arbitre. Au fil des heures creuses, des allocutions lénifiantes du Directeur général de la Santé et du décompte quotidien des décès, les symptômes, peu à peu, réapparaissent. En cause, l’absence de perspectives à court ou moyen terme, une précarité professionnelle, affective, sociale, et ce en dépit d’efforts admirables déployés par mon entourage.
Mais il y a plus grave, plus délétère encore. Les confinements successifs ont mis un coup d’arrêt brutal à la majeure partie des protocoles de soin en cours dans les hôpitaux.
De septembre 2019 à février 2020, je suis une thérapie de groupe à l’hôpital Saint-Anne. Le succès de cette approche repose d’abord sur la force du groupe. Chaque mercredi soir se tient une triste, mais salutaire réunion d’anorexiques anonymes, en présence de psychiatres, neuropsychologues et diététiciennes spécialistes des TCA. Ensemble, on se raconte, on témoigne, on ose tomber le masque. On se réjouit des petites victoires, des paliers franchis, on s’encourage. On garde son cap ou du moins on essaye. Je me suis accrochée des semaines à cette échéance, cette bouée tendue par l’Assistance publique, gratuite, accessible, providentielle. Or depuis mars 2020, les thérapies de groupe n’ont plus lieu ou à de très rares exceptions près. Une parenthèse? Un sursis? Non. Un scandale sanitaire, quand on sait que le taux de suicide chez les anorexiques est le plus élevé de toutes les maladies psychiatriques.
De ressources humaines, tu n’en as plus
J’emprunte ces lignes à Benjamin Biolay, qui, dans sa chanson éponyme, évoque le drame et l’impuissance qui nous accable après avoir épuisé l’ensemble de nos ressources.
En effet, pour mettre à distance et neutraliser les pensées obsessionnelles, je me lance dans la recherche d’anesthésiants. Plus ou moins puissants, plus ou moins licites. Élevée par des parents médecins, je me précipite naturellement sur les flacons de Laroxyl et comprimés de Lexomil, deux antidépresseurs et anxiolytique en libre-service dans la pharmacie familiale. Après une succession de réveils sourds, d’après-midi cotonneux, et tentatives de méditations infructueuses, j’envisage d’autres alternatives, plus douces.
Art-thérapie, antidépresseurs et rencontres canines
Je me réfugie dans la littérature, dévore les deux tomes du Comte de Monte Cristo, engloutis l’intégrale de Camus et multiplie les commandes Amazon pour assouvir ma fringale littéraire. Le dessin et la peinture vont eux aussi jouer un rôle de premier plan. Chaque soir après la dernière conférence Zoom, je referme mon ordinateur pour ouvrir ma boîte d’aquarelle et reste plusieurs heures le nez rivé sur mon carnet de croquis. Le temps est suspendu, je suis dans l’ici et maintenant. L’art comme thérapie, voilà mon anesthésiant!
Outre les séances de lavis et pastel gras, la fréquence des consultations téléphoniques avec mon psychiatre s’accroît. À l’origine bimensuelles, elles deviennent hebdomadaires. Parce qu’il est essentiel de maintenir ce lien, aussi distant, impalpable et invisible soit-il.
Un soir d’avril, au cours d’une “téléconsultation”, j’évoque la rémanence de symptômes que je croyais enfouis et m’alarme: “Docteur, je ne comprends pas, ça revient! Tout ce que j’ai fait au cours des huit derniers mois n’a servi à rien puisque ça revient...”
Placide, mon thérapeute relativise la recrudescence des symptômes, et m’invite à ne pas me “saborder”. Le parcours de soin n’est pas linéaire, il faut l’accepter.
Début septembre après une rentrée difficile, pour ne pas dire cafardeuse, mon psychiatre me prescrit un traitement antidépresseur. Les quinze premiers jours sont éprouvants, nauséeux et atones. Et puis on franchit un palier. C’est le Nirvana! Partout sur les ondes les nouvelles sont mauvaises, mais qu’importe, je me barricade derrière ma camisole chimique. Les pilules de l’ennui, de l’oubli, les pilules du déni.
Plus tard, pour refaire surface, me reconnecter au monde qui glisse sous mes pieds, ce morceau de réel qui m’échappe, je prends la décision d’adopter un chien, un Jack Russel terrier de deux mois et demi. À la veille du couvre-feu francilien, Lennie fait son entrée dans ma vie. À deux on se décentre, on se soigne. Et puis un chiot, ça réclame toute votre attention. Alors, chaque soir vers 18 h, nous marchons en direction des quais de Seine, retrouver les allées sombres du Champ de Mars et la foule des promeneurs esseulés, des propriétaires canins trompant la solitude en emmêlant leurs laisses dans celles des passantes. On s’échange un sourire, un conseil pour plus tard. Quel âge a -t -il? C’est une femelle? On se renifle on se cherche, on renoue, on se dénoue.
Dans les yeux de mon psy
Au cours du deuxième confinement, les cabinets médicaux sont restés ouverts et le rythme des consultations parisiennes reprend un cours à peu près normal. À peu près, car l’importance du non verbal chez un psychiatre ou un psychologue ne doit pas être sous-estimée.
Comment capter l’assentiment, l’encouragement, le doute ou la réprobation le visage caché derrière un masque FFP2? Alors on guette, on scrute, les indices, les battements de cils, les clignements des paupières. On a dû renoncer à la poignée de main réconfortante sur le palier du cabinet, au sourire en coin, aux fossettes plissées... Mais il reste la possibilité du dire, cette parole libératrice, salvatrice. Car si, comme nous l’enseigne Camus, “le sens de la vie est supprimé, il reste encore la vie”.
Dans mon cas, cette injonction à vivre se manifeste par une hyperactivité intellectuelle, artistique, professionnelle et sportive. Les parcs et espaces verts resteront ouverts, je pourrai me dégourdir les jambes à raison de trois footings hebdomadaires. Mais cette hyperactivité est dangereuse et conjuratoire. Elle veut mettre à distance les questionnements qui m’assaillent lorsque l’agenda se vide. Lorsqu’il n’y a plus de perspectives. À quoi ressemblera ma vie dans six mois, dans un an? Qui vais-je rencontrer? Quel tour donner à ma carrière? Où vais-je habiter? Verrai-je un jour le bout de ma thérapie? Y aura -t-il une fin à tout ça…?
Attentif et lucide, mon psychiatre me met en garde. Si les circonstances que nous traversons nous invitent à la patience, à la tempérance, à l’humilité, il est possible de reprendre les rênes de nos vies. Et d’ajouter: “Ne laissez pas les circonstances vous imposer une pause, mais soyez maître de votre agenda, arrêtez-vous quand vous l’aurez décidé”.
En dépit du temps suspendu, des “et si?” des “tu crois?” des promesses au conditionnel, des espoirs à demi-mot, nous pourrions, chacun à notre échelle, recouvrer un peu de notre libre arbitre et, qui sait, pour une heure ou pour la nuit voir s’endormir nos névroses, nos cauchemars enfouis.
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